IV

 

 

QUI ?

Une chose était sûre, avait-on affirmé à Sheklov — cela ne venait pas de ce côté-ci de la galaxie, ni même du cosmos. Leur vaisseau émettait constamment des étincelles. Sur l’orbite de Pluton, il était soumis à un bombardement incessant de poussières cosmiques. Or, à son contact, elles se transformaient en énergie. Une seule explication : le vaisseau est fait d’antimatière, logiquement, il provient donc d’un anti-monde.

Les extra-terrestres ne semblaient pas en souffrir. C’était un problème qu’ils avaient résolu, comme ils avaient résolu, semblait-il, le problème que leur posait l’humanité.

Ou plutôt, comme ils avaient pensé que l’humanité se chargerait bien elle-même de résoudre le problème qu’elle leur posait.

 

 

Ils ont une énorme avance sur nous, dit Sheklov, quand Turpin eut repris quelques couleurs, ils nous font peur. Jusqu’à présent, nous ne sommes pas parvenus à communiquer avec eux, et cela fait trois ans que nous essayons ! Il faut pourtant que nous réussissions à établir le contact d’une manière ou une autre, car si nous n’arrivons pas à les convaincre que nous sommes une race avec laquelle on peut s’entendre, ils ont non seulement les moyens mais, selon toute apparence, l’intention de nous renvoyer un millier d’années en arrière. En transformant, comme je vous le laissais entendre, une ville d’Amérique en pure énergie.

Comment le savez-vous, si vous ne communiquez pas avec eux ? lança Turpin.

Le problème est à sens unique : ils ont, quant à eux, fait la preuve qu’ils en savaient long sur nous, en projetant des images dans un nuage de gaz en suspension dans l’espace. Aux dires des experts, ils auraient créé des champs gravitationnels limités pour y projeter les images, qu’ils colorient au moyen de radiations inconnues. Ils ont des siècles d’avance sur nous, je vous dis.

Antimatière… Autrement dit, tout ce qu’ils s’aviseraient d’expédier sur terre convertirait instantanément la totalité de sa propre masse en énergie. Et comment espérer intercepter les missiles envoyés par une race en avance de plusieurs millénaires sur l’humanité ? Une race qui connaissait l’existence du « système de défense le plus efficace du monde ». Dans la mesure où l’on pouvait tirer des informations très nettes des images qu’ils projetaient sur leurs nuages gazeux — c’était des images fixes d’une extraordinaire finesse de définition –, il semblerait bien qu’ils y regarderaient à deux fois avant d’établir des relations officielles avec l’humanité. Il n’était pas difficile de comprendre qu’ils n’éprouvaient pas la moindre sympathie pour une race de détruire les siens.

Il fallait donc résoudre des problèmes que des générations successives avaient laissés sans solution. Rien ne permettait de prévoir quand les extra-terrestres risquaient de perdre patience. Quand ce moment viendrait, rien ne les empêcherait de faire retourner l’humanité à l’âge des cavernes. La dernière image de la série restait gravée dans la mémoire de Sheklov. On lui avait longuement fait examiner des photos de toutes les images. Celle-là était celle d’un homme crasseux, déformé mais reconnaissable, vêtu d’une peau de bête et brandissant une hache de pierre…

Celui pour qui tout se vaut, ami ou ennemi, honneur ou déshonneur, chaleur ou froid, joie ou peine, détaché de tout…

Autrement dit : « Celui qui s’en balance ! » Un idéal impossible à atteindre. Sheklov s’arracha à ses réflexions : Turpin lui posait une nouvelle question.

Vous croyez donc trouver ici quelqu’un qui soit capable de communiquer avec les extra-terrestres ? Si je n’expose pas les raisons réelles, jamais je n’obtiendrai les crédits nécessaires aux recherches et…

Vous ne m’avez pas bien compris, l’interrompit Sheklov. S’il s’agissait d’un problème technique, il y a bien longtemps que nous l’aurions résolu. Ce que nous voulons, c’cst… Comment dire ? Une attitude d’esprit nouvelle.

Turpin n’était pas sûr de comprendre.

La compagnie emploie, bien sûr, des psychologues qui sont des as dans leur partie…

Une image surgit dans la mémoire de Sheklov : le vieux Bratcheslavsky, assis en tailleur à même le plancher, les doigts jaunis par la nicotine, disant : ne partez pas avec des Idées préconçues, Vassily. Vous poserez vos questions quand vous serez là-bas.

Par la fenêtre, derrière le dos du vieux, il apercevait les tours blanches d’Alma-Ata que le ciel lourd de l’hiver rendait grises.

Il y a une chose que l’on m’a chargé de vous demander en arrivant : un déviant, qu’est-ce que c’est ?

Un déviant ? Turpin était étonné. Ma foi, un déviant, c’cst… Un bon à rien, un marginal, un parasite. Un type qui refuse de travailler et vit de petites combines.

Des mendiants, quoi ?

Si on veut. La plupart d’entre eux n’ont même pas l’énergie de devenir voleurs. On les voit sans cesse sur la rive du Nouveau Lac, vers Cowville. Il y en a une vraie colonie, là-bas. Ils restent, là, assis, avachis, à regarder passer les nuages ou à contempler l’eau.

Ils méditent ? avança Sheklov.

C’est ce qu’ils disent pour se justifier, mais je n’en crois rien.

Celait un sujet qui semblait lui tenir à cœur, constata Sheklov qui, après quelques instants de réflexion, demanda :

Des Saddhou, en somme ?

Des quoi ?

Saddhou. Ce sont de saints hommes des Indes. Ils vivent de la charité.

Les déviants ne sont vraiment pas des saints ! protesta Turpin d’un ton grinçant. Il se rendit compte de la férocité de sa propre voix et ajouta : mais je me demande vraiment ce qui peut bien vous avoir poussé à me parler des déviants !

Simple curiosité, mentit Sheklov. Il n’y a évidemment pas des gens comme ça chez nous.

Turpin approuva d’un hochement de tête satisfait. Et Sheklov en conclut que c’était là une des choses auxquelles Turpin se raccrochait depuis vingt-cinq ans : l’idée que ce qu’il haïssait le plus dans son pays d’adoption n’existait pas ailleurs.

Quand on n’a pas ce que l’on aime… éternelle histoire !

Alors que moi…

L’autoroute franchissait une vallée sur un immense viaduc et il regarda un nouveau grand ensemble, en contrebas : flambant neuf, celui-là, scintillant dans le soleil du petit matin, grouillant de voitures multicolores qui emportaient les chefs de famille vers le labeur quotidien. Il fut bientôt derrière eux, remplacé par un autre : riche, luxueux, mais produit à la chaîne, avec les habitants, et tout…

Soudain, toutes les pensées négatives qu’il avait maîtrisées et chassées de son mieux revenaient au galop.

L’agité ne connaît pas la sagesse, l’agité ne connaît pas la méditation et qui ne médite pas ne connaît pas la paix. Comment connaîtrait-il le bonheur, celui qui ne connaît pas la paix ?

Fallait-il que l’esprit des êtres humains fût toujours difforme ? Et sinon, pourquoi pensaient-ils toujours en termes négatifs ? La santé est plus que l’absence de maladie, la paix doit elle aussi être plus que l’absence de conflit armé, la paix doit être…

Bah, à quoi bon ? Il le sentait, il savait que c’était possible ; mais il ne parvenait pas à l’imaginer concrètement. Il avait connu des gens qui semblaient vivre en paix c’était ce qui l’aiguillonnait, mais il ne l’avait jamais atteinte lui-même.

Et quand bien même on atteindrait individuellement à ces sommets spirituels, que deviendrait le reste de l’humanité ?

Il faillit crier, dans son angoisse, il faillit demander : Combien de temps faudra-t-il pour que le monde cesse de rapetasser les unes sur les autres des solutions partielles à ce problème ? Des solutions qui, à leur tour, engendrent de nouveaux problèmes ? Chez lui, déjà, ce n’était guère brillant, mais alors ici… !

Des hommes s’assemblaient dans le petit matin terne pour détruire à la pioche et à la pelle une route neuve pour qu’une machine puisse la recracher au fur et à mesure.

L’Amérique, bon sang ! De tout les pays du monde, il a fallu qu’ils m’expédient en Amérique !

Dans sa jeunesse, il avait passé trois ans aux Indes, dans ce pays qui avait choisi en dernier ressort de préserver son héritage spirituel plutôt que d’accepter une aide assortie d’une alliance forcée avec l’une des grandes puissances. Là-bas, les malades nourris, les mal logés étaient légion. Et quelques-uns étaient heureux.

Dans combien de temps nous mettrons-nous à la recherche d’un mode de vie dans lequel les problèmes n’auront plus d’importance ?

 

 

Plein de bonne volonté, Turpin s’ingéniait à faire de nouvelles propositions ; toutes les ressources de sa compagnie y passaient : psychologues, ordinateurs, banques de données gigantesques. Décidément, il passait complètement à côté.

Sheklov lui-même n’aurait d’ailleurs pas juré avoir tout compris.

En écoutant Turpin, il finit par le soupçonner de ne plus entretenir la conversation que par politesse. L’idée qu’il y avait « quelqu’un dans les alentours de Pluton », malgré ses graves implications pour tous les hommes, à l’Est comme à l’Ouest, ne lui disait rien de concret. Un quart de siècle d’isolement mi-imposé, mi-volontaire, avait forcément modifié la façon de penser de ses compatriotes d’adoption qu’il méprisait tant ; mais il était inévitable, pour se mettre à l’abri des soupçons, qu’il laisse sa propre pensée subir le même conditionnement.

Dans ces conditions…

Agent loyal, Sheklov n’aimait pas la conclusion à laquelle il était en train de parvenir malgré lui. Mais il fallait pourtant regarder les choses en face. Il ne pouvait plus éviter de se demander si ses chefs l’avaient expédié ici, sincèrement convaincus qu’il y trouverait une piste, un indice nouveau, ou tout simplement parce qu’ils avaient cédé au vieux réflexe d’une époque révolue pendant laquelle l’Amérique avait été le riche et puissant rival avec lequel il convenait d’entrer en concurrence en attendant de le surpasser.

Mais cette attitude datait. Il y avait bien longtemps, désormais, que les routes des deux blocs avaient divergé.

Certes, appartenant à la même espèce, les gens qui vivaient sous l’égide de deux systèmes réputés inconciliables ne s’en ressemblaient pas moins de surprenante façon. A supposer qu’il pénètre dans l’un des grands ensembles aperçus au bord de l’autoroute, n’y rencontrerait-il pas, tout comme chez lui, des gens qui s’arrangeraient pour laisser tomber négligemment dans la conversation qu’il leur fallait quand même un certain courage pour vivre, comme ils le faisaient, dans ces immeubles dépourvus des derniers systèmes de protection anti-souffle. Mais qui gardaient quand même à tout hasard un an de vivres dans leur congélateur.

Mais bien sûr que j’en rencontrerai !

Ils déploieraient tous leurs efforts pour lui faire bonne impression, lui prouver leur loyauté et la belle conformité de leurs idées. Bien en vue sur les murs ou les rayons de la bibliothèque, il y aurait, convenablement étalés, les photographies et les symboles politiques qui convenaient. Que ce fût la crainte de l’opinion des voisins, ou la terreur d’une police puissante, auguste, efficace et omniprésente mais impersonnelle, le résultat était essentiellement le même. Ils devaient faire de leur mieux pour être bons citoyens, élevant leurs enfants pour qu’ils prennent un jour le relais, corrigeant sans relâche leurs âneries et laissant sans réponse des questions innombrables.

Il avait eu l’occasion de voir un homme assis sous un arbre : squelettique, une guenille autour des reins, un œil voilé par une taie, qui passait tout le jour à jouir de la chaleur du soleil sur sa peau et qui, la nuit venue, mangeait ce qu’il trouvait dans la sébile posée à terre devant lui. Il y avait toujours quelque chose dans la sébile.

Aujourd’hui, Sheklov devait endosser la personnalité de Donald Holtzer. Un homme que de telles pensées ne venaient jamais troubler.